Dalida se livre à la presse quelques semaines seulement après sa tentative de suicide. Pour la première fois, avec sincérité et simplicité, elle explique les raisons qui l'ont poussée à faire ce geste.
Propos recueillis par Christian de la Mazière, pour l'édition datée du 29 mars 1967 du quotidien généraliste "France-Soir".
DALIDA : Je crois que ça y est… Je ne pourrai plus jamais me sentir seule, isolée dans la foule. J’ai le cœur qui bouillonne et cependant un frisson hérisse mes jambes et mes bras. Tout l’amour que l’on m’a prouvé depuis ma mort me donnait la chair de poule… Je ne pensais pas, je ne voulais pas me sentir entourée de tant d’attentions. Pourquoi n’ai-je pas, bien avant, su que je n’étais pas seule… […] Ma vie n’était faite que de futilités. On aimait bien Dalida, on me le disait, on me le souriait, mais je n’y croyais pas tellement. Il est facile, bien sûr, de m’aimer, mais avec un micro devant la bouche, sur une scène. Deux mille personnes sont dans la salle. Ensuite, on applaudit, on vient me féliciter, me dire : « Tu as été formidable », m’embrasser. Mais tout cela n’est qu’un tourbillon, on n’a pas le temps de s’apercevoir que c’est déjà passé. Et, lorsque le théâtre est vide, lorsque les deux mille personnes sont parties, que reste-t-il ? La solitude… Je connais, pour les avoir tant de fois tournées dans ma tête, toutes les voyelles et toutes les consonnes de ce mot. J’ai appris même à conjuguer « solitude » à tous les temps dans quatre langues, à décortiquer le mot, à le réciter à l’envers… […]
Christian de la Mazière : Est-ce la chanson qui a guidé votre geste ?
DALIDA : « Trop, c’est trop. » Un jour, l’expression est venue s’inscrire dans mon esprit, et tout est devenu intolérable. La mort injuste de Luigi Tenco m’a ôté à la seconde même toute envie de continuer. Ce n’est pas la chanson Ciao, Amore, Ciao qui m’a tuée, mais la mort d’un garçon assassiné par sa propre chanson, par le retour de flammes de ce feu qu’il avait allumé pour se réchauffer un petit peu. Lorsque l’on a trente-quatre ans et que l’on ne s’aime pas, lorsque l’on ne se trouve pas, tous les matins, plus jolie que la veille. Lorsqu’on a fait le tour de sa vie et que l’on s’aperçoit qu’elle n’est tissée que d’efforts, de métier, de luttes incessantes, il arrive un jour où tout devient inutile, vain, grotesque. J’ai lutté toute ma vie pour être Dalida. Je représente, je crois, un chiffre d’affaires de 250 millions par an. Je fais vivre cinq musiciens, un régisseur, un attaché de presse, une secrétaire, un sonorisateur, un chef d’orchestre. Je ne suis, je n’étais pas une femme, mais une industrie. Et puis, Luigi Tenco est parti en estafette sans vraiment le vouloir. Et j’ai suivi en le voulant vraiment.
Christian de la Mazière : Comment viviez-vous avant ?
DALIDA : Je saute du coq à l’âne. Tout s’embrouille, c’est vrai. Mais il y a tant de désordre à se remettre en ordre, tant d’angoisses que je voulais cacher, jusqu’au jour où le monde tout entier s’est mis à basculer. Je me souviens, comme s’il ne s’agissait pas de moi, de l’époque où il m’était agréable et chaud, de m’arrêter, ciel aux yeux, sous les branches du genet de Montmartre, de m’arrêter, de regarder, attentive, les progrès qu’un bourgeon qui, chaque matin, sous mes yeux, devenait moins résineux, plus vert, encore plus vert, toujours de plus en plus jusqu’à devenir feuille. Je m’émerveillais d’un nuage flottant à la marge de la fenêtre de ma chambre, je m’étonnais du visage des gens, de leur beauté, de leurs détails… Et puis Tenco est mort. On me disait : « Il fait froid », je disais « Il fait froid » sans en être vraiment persuadée. On me disait : « Tu es gaie, Dali », et j’étais gaie sur commande. Si seulement je pouvais expliquer jusqu’à la moindre virgule de quoi se fabrique ma vie. Qui pourrait soupçonner ce que peut raconter un verre posé sur une table et une salière posée sur une nappe ? C’est un verre ! On a beau consciemment énoncer sa vérité de verre, on ne peut se résoudre à cette simplification.
Christian de la Mazière : Quand avez-vous pensé au suicide ?
DALIDA : Depuis janvier dernier, les objets, un à un, m’ont donné toutes les raisons de croire que je ne pouvais continuer à vivre. Si je parle d’un verre, ce n’est pas le hasard. Un soir, rue Lepic, entourée de mes amis, de mes frères, de Rosy ma secrétaire, nous sommes passés à table. Il y avait une « piperade ». Elle laissait à la surface surplomber la rondelle d’une tomate et les carapaces vertes de deux poivrons. Devant mon assiette, mon verre m’a semblé plus ventru, plus imposant, plus diabolique peut-être… Calmement, en me servant à boire un peu d’eau minérale, je pensais que c’était si facile de boire avec autre chose dans le verre que de l’eau minérale. Ce jour-là, j’ai pensé à Lautréamont qui n’avait écrit qu’un seul livre… Mais pourquoi parler de ça ? Non. Je n’ai pas pensé tout de suite à ce côté intolérable de ma vie ratée, annihilée au profit d’un travail que j’ai toujours aimé plus que moi-même. Car j’ai aimé mon métier comme on aime un amant. Je me réveillais avec lui, dormais avec lui, faisais l’amour avec lui. Dans ma bibliothèque, j’ai négligé de placer Proust, Jean-Paul Sartre, Gide ou Balzac. Sur les rayons, on trouvait le tout dernier micro, une partition, mes disques, les disques des autres chanteurs. Je n’avais pas le temps de lire.
Christian de la Mazière : Êtes-vous décidée à vivre ?
DALIDA : Hier, on m’a offert Ma Vie, de Jung. Je ne pensais pas que l’on pouvait dévoiler, comme il l’a fait, ses angoisses, montrer ses plaies. Je n’ai plus peur de montrer les miennes. Je crois que jamais plus je ne me retiendrai, si j’ai envie de pleurer. […] Je ne le ferai plus, plus jamais je ne tenterai de me supprimer. D’abord, à quoi bon reconnaître la mort puisque je suis morte une fois déjà ? Je n’ai pas offensé Dieu, je ne crois pas, Dieu ne peut pas en vouloir à ceux qui en ont un jour assez de vivre pour de bonnes raisons. Les morts ont davantage besoin des vivants que les vivants des morts. Ce matin, j’ai touché la taie de mon oreiller : elle était lisse, douce… Je ne peux pas expliquer cette douceur, je ne l’avais pas encore remarquée.
Christian de la Mazière : Comment avez-vous voulu mourir ?
DALIDA : […] Je me suis mise en paresse depuis la mort de Luigi Tenco. Ma vie ne représentait rien d’autre qu’une marche sans avenir. Plus rien n’existait vraiment. J’ai voulu mourir sans aucune haine pour moi. J’ai voulu mourir comme on fait un pensum, appliquée, résolue, sans me vouloir vraiment du mal. Je suis morte, je me suis installée à l’hôtel Prince-de-Galles, avenue George V, comme d’autres se rendent, absents, à un dîner qui les ennuie. De l’aéroport à l’hôtel Prince-de-Galles, dans le taxi qui roulait trop lentement, je savais que je ne pouvais plus reculer. […] Froidement, j’ai fait la revue de détails de ma vie. Trente-quatre ans et personne. Mon travail et personne. Une certaine célébrité et personne. Personne, pas d’enfants, pas d’espoir, plus de vingt ans à venir, plus de saisons à regarder, plus rien. Personne, personne, personne… Les cachets trois par trois, l’eau du lavabo dans le verre à dents, trois par trois. Je m’étonne de ce calme, je n’attends rien, ni personne. Dalida solitaire pour la première fois se retrouve telle qu’elle aurait toujours dû être. Solitaire. Le sommeil vient. Après lui, la mort, un autre sommeil plus fort, plus grand.
Christian de la Mazière : Et maintenant ?
DALIDA : Je remercie Dieu aujourd’hui de m’avoir refusée. Je remercie Mme Yvonne Bouteiller, la camériste de la chambre 410, de m’avoir découverte, je remercie mes amis, tous mes amis, ceux qui m’ont écrit, ceux qui m’ont dit « je t’aime » sur trois lignes ou sur plusieurs pages, je remercie les fleurs de ma chambre d’être aussi belles, le ciel de ma chambre d’être aussi clair, ma famille, mon lit… Je remercie chaque atome de ce monde… Je ne mourrai plus jamais. Je veux vivre, vivre, vivre encore et plus fort… puisque Luigi Tenco est mort.